Propos de l’évêque
Résistance politique et insolence Prophétique
Qu’en est-il du « mariage pour tous » après des mois où les débats de couloirs se sont enflés en cris de foules ? Le parcours législatif est connu. Là n’est pas ma question qui se résume ainsi : abandon ou résistance, que faut-il faire ? Tout a été dit, et souvent avec des débordements réciproques : faut-il en rajouter ? Mais tout n’a pas été fait : pourquoi ne pas franchir la ligne rouge de la violence ?
1. Un tournant risqué
Pour prévenir (ou provoquer ?) une crise so- ciale, des hommes politiques s’exténuent à crier à «la radicalisation de l’opposition». Quant un mouvement populaire dure, il dé- vie parfois et alors il se durcit. La chose arrive nécessairement si le contexte économique en- ferme les jeunes dans des impasses sociales. Ces dernières semaines, au mépris affiché répondait l’exaspération publique: l’homme dont on se moque cherche des moyens de plus en plus bruyants pour se faire entendre. Mais doit-il aller plus loin ?
Nous sommes à un tournant : les uns comp- taient sur l’épuisement de l’opposition au ma- riage pour tous et un rapide abandon par lassi- tude. Les autres espéraient un KO au premier round en jouant sur l’effet de surprise causé par l’effet de masse. Les uns et les autres se sont trompés. La ténacité des «détracteurs» répond à l’entêtement des «promoteurs» tandis que la loi poursuit sa trajectoire et que la rue ne désemplit pas. Ces prochains mois seront décisifs sur l’avenir de la France, bien au-delà de la question du mariage-gay.
Parce qu’on n’a pas pris le temps de s’asseoir autour d’une table, la France arrive trop vite dans ce tournant : le dérapage est pratique- ment assuré. Sera-t-il contrôlé ? Or beaucoup, restés responsables malgré le tumulte, s’in- quiètent d’une sortie de virage qui s’achève dans le fossé. Et ils se tournent vers l’Eglise catholique pour en tirer quelques suggestions. Mais que peut-elle dire ou faire sans nier sa
mission propre ? L’Eglise, une fois de plus, se
retrouve sur le fil du rasoir car elle sait deux
choses. D’une part, les dérives de la violence
n’engendrent jamais de lois adroites. La re-
cherche du chaos est un va-tout dangereux.
Personne ne sait ce qui sort d’une table rase
surtout si la destruction n’a pas été accompa-
gnée d’une vision politique. On l’a bien vu en
Tunisie et pour le fameux « printemps arabe ».
Du chaos ne sort qu’un chaos plus grand sauf à
laisser une autorité reconnue et désintéressée
remettre un ordre de Sagesse. Mais, d’autre
part, les appels au calme ne seront pas suivis
d’effet s’ils ne sont accompagnés d’une pro-
position d’actions concrètes. Si, par exemple,
nous prêchons le calme sans montrer la pos-
sibilité de vrai dialogue politique, nous ne se-
rons pas crédibles.
Car les choses sont allées trop loin pour reve- nir en arrière «comme si de rien n’était». Et l’Eglise est donc poussée à choisir entre deux extrêmes : l’abandon ou le durcissement. Or il me semble qu’entre l’indifférence et la virulence, entre la résignation et l’exaspéra- tion, entre la démission et l’indignation, entre l’inconscience et l’impatience, il y a un juste milieu, une piste resserrée. Sur cet étroit che- min, deux hommes marchent ensemble, cha- cun inspiré par sa foi. C’est le citoyen et c’est le prophète.
2. La résistance politique
Le citoyen, déçu mais non découragé, com- mence à parler de résistance politique. La plus grande prudence est alors de règle : le jeu dé-
Car les choses sont allées trop loin pour reve- nir en arrière «comme si de rien n’était». Et l’Eglise est donc poussée à choisir entre deux extrêmes : l’abandon ou le durcissement. Or il me semble qu’entre l’indifférence et la virulence, entre la résignation et l’exaspéra- tion, entre la démission et l’indignation, entre l’inconscience et l’impatience, il y a un juste milieu, une piste resserrée. Sur cet étroit che- min, deux hommes marchent ensemble, cha- cun inspiré par sa foi. C’est le citoyen et c’est le prophète.
2. La résistance politique
Le citoyen, déçu mais non découragé, com- mence à parler de résistance politique. La plus grande prudence est alors de règle : le jeu dé-
mocratique peut déplaire, il n’en demeure pas
moins légitime tant que l’Etat n’a pas bouscu-
lé les lois qui l’assurent. Et c’est pourquoi la
« résistance politique » doit se poursuivre selon
nos règles de vie et dans un respect total du
droit. En France, le mot «résistance» est en
plus chargé d’une Histoire qui nous invite à
ne l’employer qu’avec précaution. Même si
nous pouvons être bouleversés par des pro-
jets idéologiques sur des lois inconséquentes,
nous ne sommes pas en 1940. Chaque époque
a sa particularité et les leçons de l’Histoire
sont bonnes à qui sait les remettre dans leur
contexte.
On peut bien gémir à l’heure actuelle, mais il eût peut être fallu réagir avant, en formant de vraies consciences et des raisons éclairées. Dans le cadre de la démocratie, le citoyen use de toutes les possibilités qui lui sont données pour faire évoluer les intelligences et les bulle- tins de vote. S’engager lui-même en politique au service du bien commun peut être une vraie réponse à son indignation. C’est bien ainsi que parle l’Eglise : «le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est au contraire le propre des fidèles laïcs. En tant que citoyens de l’Etat, ils sont appelés à parti- ciper personnellement à la vie publique. » (Be- noît XVI, Deus Caritas est § 29) Notre pape émérite ne fait que rappeler l’enseignement de Jean-Paul II. Les citoyens mécontents mais mobilisés par leur vision de l’homme doivent s’engager à «configurer de manière droite la vie sociale, en en respectant la légitime au- tonomie et en coopérant avec les autres ci- toyens, selon les compétences de chacun et sous leur propre responsabilité. » (Christi fide- les laïci § 42). L’ajout de «sous leur propre responsabilité » est tout sauf anodin : le citoyen n’a pas à recevoir une consigne de l’Eglise (ni d’une autre force religieuse). Il s’engage selon son sentiment et sa grâce propres et il assume ses responsabilités.
On peut bien gémir à l’heure actuelle, mais il eût peut être fallu réagir avant, en formant de vraies consciences et des raisons éclairées. Dans le cadre de la démocratie, le citoyen use de toutes les possibilités qui lui sont données pour faire évoluer les intelligences et les bulle- tins de vote. S’engager lui-même en politique au service du bien commun peut être une vraie réponse à son indignation. C’est bien ainsi que parle l’Eglise : «le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est au contraire le propre des fidèles laïcs. En tant que citoyens de l’Etat, ils sont appelés à parti- ciper personnellement à la vie publique. » (Be- noît XVI, Deus Caritas est § 29) Notre pape émérite ne fait que rappeler l’enseignement de Jean-Paul II. Les citoyens mécontents mais mobilisés par leur vision de l’homme doivent s’engager à «configurer de manière droite la vie sociale, en en respectant la légitime au- tonomie et en coopérant avec les autres ci- toyens, selon les compétences de chacun et sous leur propre responsabilité. » (Christi fide- les laïci § 42). L’ajout de «sous leur propre responsabilité » est tout sauf anodin : le citoyen n’a pas à recevoir une consigne de l’Eglise (ni d’une autre force religieuse). Il s’engage selon son sentiment et sa grâce propres et il assume ses responsabilités.
3. L’insolence prophétique
Le prophète n’est ni déçu ni découragé. S’il lui arrive de marcher à l’unisson du citoyen, il ne le suit pas car il ne se situe pas dans le jeu politique mais en face du jeu politique. Pour les hommes de foi et les communautés religieuses, la différence est essentielle. Elle se nomme laïcité. Ceux qui appartiennent à la religion de la Parole, juifs et chrétiens, se rappellent quelques face à face célèbres. Le prophète Nathan en face du roi David qui a pris la femme de son soldat. Le prophète Eli en face du roi Achab qui a sombré dans l’ido- lâtrie. Le prophète Jérémie en face du roi Sé- décias alors que les babyloniens assiègent Jéru- salem. Et tant d’autres jusqu’à l’affrontement de Jean-Baptiste et du roi Hérode. Nulle part le prophète ne brigue l’autorité du politique à qui pourtant il s’affronte.
L’Eglise a reçu de Dieu ce pouvoir prophétique en vivant de la foi. Mais elle n’en a pas le mo- nopole. Elle peut le partager en partie avec des hommes non chrétiens, comme le prophète Balaam, et des hommes de sagesse: sur cer- tains aspects humains, les hommes de bon sens arrivent par la raison aux mêmes conclu- sions que l’Eglise par sa foi.
Qu’est-ce que ce pouvoir prophétique lors- qu’il fait face au politique ? De quoi parle-t- il ? Le prophète en face du politique lui parle de l’homme et de la justice. Car le domaine du politique est celui de la justice : «l’ordre juste de la société et de l’Etat est le devoir du politique. Un Etat qui ne serait pas dirigé se- lon la justice se réduirait à une grande bande de vauriens... » (Benoît XVI, Deus Caritas est §28) Mais si la justice est le but du politique et non de l’Eglise, celle-ci, sans se mettre à la place de l’Etat et donc sans « prendre en main la bataille politique», «ne peut ni ne doit res- ter à l’écart dans la lutte pour la justice. ». En ce domaine, la « tâche de l’Eglise est médiate,
Le prophète n’est ni déçu ni découragé. S’il lui arrive de marcher à l’unisson du citoyen, il ne le suit pas car il ne se situe pas dans le jeu politique mais en face du jeu politique. Pour les hommes de foi et les communautés religieuses, la différence est essentielle. Elle se nomme laïcité. Ceux qui appartiennent à la religion de la Parole, juifs et chrétiens, se rappellent quelques face à face célèbres. Le prophète Nathan en face du roi David qui a pris la femme de son soldat. Le prophète Eli en face du roi Achab qui a sombré dans l’ido- lâtrie. Le prophète Jérémie en face du roi Sé- décias alors que les babyloniens assiègent Jéru- salem. Et tant d’autres jusqu’à l’affrontement de Jean-Baptiste et du roi Hérode. Nulle part le prophète ne brigue l’autorité du politique à qui pourtant il s’affronte.
L’Eglise a reçu de Dieu ce pouvoir prophétique en vivant de la foi. Mais elle n’en a pas le mo- nopole. Elle peut le partager en partie avec des hommes non chrétiens, comme le prophète Balaam, et des hommes de sagesse: sur cer- tains aspects humains, les hommes de bon sens arrivent par la raison aux mêmes conclu- sions que l’Eglise par sa foi.
Qu’est-ce que ce pouvoir prophétique lors- qu’il fait face au politique ? De quoi parle-t- il ? Le prophète en face du politique lui parle de l’homme et de la justice. Car le domaine du politique est celui de la justice : «l’ordre juste de la société et de l’Etat est le devoir du politique. Un Etat qui ne serait pas dirigé se- lon la justice se réduirait à une grande bande de vauriens... » (Benoît XVI, Deus Caritas est §28) Mais si la justice est le but du politique et non de l’Eglise, celle-ci, sans se mettre à la place de l’Etat et donc sans « prendre en main la bataille politique», «ne peut ni ne doit res- ter à l’écart dans la lutte pour la justice. ». En ce domaine, la « tâche de l’Eglise est médiate,
en tant qu’il lui revient de contribuer à la pu-
rification de la raison et au réveil des forces
morales, sans lesquelles des structures justes
ne peuvent ni être construites, ni être opéra-
tionnelles à terme. » (ibid)
Voilà la teneur du discours prophétique : dire
au politique que sa raison est embrouillée
lorsqu’elle l’est. Puis l’inviter à une réflexion
éthique quand la tentation sera d’aller au prag-
matisme facile. Il s’agit alors de le renvoyer à
la dimension morale de l’existence au profit de
l’homme. Lorsque David a péché en prenant
la femme de l’un de ses soldats, Nathan le pro-
phète ne fait rien d’autre. Il le fait avec habi-
leté en commençant par une petite parabole.
Dans son exhortation pour l’Afrique, le pape émérite précisait ce réveil des forces morales accompli par le prophète : «la mission de l’Eglise n’est pas d’ordre politique», néan- moins «sa fonction est d’éduquer le monde au sens religieux en proclamant le Christ. L’Eglise désire être le signe et la sauvegarde de la transcendance de la personne humaine. Elle doit aussi éduquer les hommes à recher- cher la vérité suprême face à ce qu’ils sont... » (Africae Munus § 23) Le prophète n’éduque pas à une morale «laïque» supportée par une vision de l’homme explicitement areligieuse voire athée. Il éveille et purifie la raison du politique en le remettant en face d’un homme tendu vers l’absolu, en recherche de sens per- manent, en incessant appétit de Dieu.
Et le prophète insiste jusqu’à l’insolence. Il n’agit pas par mépris du politique mais parce qu’il est libre. Ne parlant jamais de lui-même ni pour lui-même, il ne recherche aucune in- fluence politique mais il vise une influence
Dans son exhortation pour l’Afrique, le pape émérite précisait ce réveil des forces morales accompli par le prophète : «la mission de l’Eglise n’est pas d’ordre politique», néan- moins «sa fonction est d’éduquer le monde au sens religieux en proclamant le Christ. L’Eglise désire être le signe et la sauvegarde de la transcendance de la personne humaine. Elle doit aussi éduquer les hommes à recher- cher la vérité suprême face à ce qu’ils sont... » (Africae Munus § 23) Le prophète n’éduque pas à une morale «laïque» supportée par une vision de l’homme explicitement areligieuse voire athée. Il éveille et purifie la raison du politique en le remettant en face d’un homme tendu vers l’absolu, en recherche de sens per- manent, en incessant appétit de Dieu.
Et le prophète insiste jusqu’à l’insolence. Il n’agit pas par mépris du politique mais parce qu’il est libre. Ne parlant jamais de lui-même ni pour lui-même, il ne recherche aucune in- fluence politique mais il vise une influence
sur le politique. En clair, il ne réclame aucun
avantage catégoriel ; il n’offre aucune solution
technique ; il veut simplement que l’ordre hu-
main soit respecté dans sa vérité accessible à
tous. Il célèbre, par sa bouche et sa vie, l’op-
tion pour l’homme transcendant au monde ;
il manifeste le choix préférentiel pour les plus
petits des hommes qui nous précèderont dans
le Royaume.
Sa méthode n’a pas changé depuis trente siècles : libre de perdre sa vie, il use de sa rai- son inspirée qui lui fait voir les effets dans les causes, les conséquences lointaines dans les choix proches. Il n’invente rien mais il lit la mer dans la source, l’épi dans la semence. Il savait par avance qu’à force d’abuser du sexe, l’homme finirait par user la sexualité. Ainsi, sans repère vrai sur l’amour conjugal, la diffé- rence sexuelle s’évapore...
Les jeunes prophètes d’aujourd’hui n’ont vécu ni mai 68, ni 39-45. Ils ne connaissent pas les conséquences tragiques des chaos et des révolutions. Ils devront être très réservés sur l’emploi d’expression comme «désobéissance civique». Savent-ils qu’en désorganisant une part de notre vie sociale, ils démontent des petites entreprises dont la survie économique est de quelques jours ? Un chaos léger cause de lourds dégâts. Mais en même temps, ils reconnaissent l’insuffisance prophétique des années 70 qui ont permis à une loi politique de s’imposer en règle de comportement per- sonnel. C’est la fameuse «loi Weil», terrible et sanglante. Laisseront-ils s’égarer dans leur humanité les enfants qui ont encore la chance de naître ?
✠ Luc Ravel
Sa méthode n’a pas changé depuis trente siècles : libre de perdre sa vie, il use de sa rai- son inspirée qui lui fait voir les effets dans les causes, les conséquences lointaines dans les choix proches. Il n’invente rien mais il lit la mer dans la source, l’épi dans la semence. Il savait par avance qu’à force d’abuser du sexe, l’homme finirait par user la sexualité. Ainsi, sans repère vrai sur l’amour conjugal, la diffé- rence sexuelle s’évapore...
Les jeunes prophètes d’aujourd’hui n’ont vécu ni mai 68, ni 39-45. Ils ne connaissent pas les conséquences tragiques des chaos et des révolutions. Ils devront être très réservés sur l’emploi d’expression comme «désobéissance civique». Savent-ils qu’en désorganisant une part de notre vie sociale, ils démontent des petites entreprises dont la survie économique est de quelques jours ? Un chaos léger cause de lourds dégâts. Mais en même temps, ils reconnaissent l’insuffisance prophétique des années 70 qui ont permis à une loi politique de s’imposer en règle de comportement per- sonnel. C’est la fameuse «loi Weil», terrible et sanglante. Laisseront-ils s’égarer dans leur humanité les enfants qui ont encore la chance de naître ?
✠ Luc Ravel
